Article 23
PLAIDOYER POUR LA BANALITÉ OU LA QUÊTE DU SUBLIME – BERNARD HUET
Si l’on peut constater une chose ces dernières décennies c’est que les villes se sont mises à grignoter petit à petit les campagnes. Cette extension du tissu urbain s’explique principalement par l’accroissement de la population urbaine. Ce n’est pas une fatalité en soi. Mais on peut tout de même constater que les périphéries des villes européennes tendent à se ressembler tant par leur typologie que par leur esthétisme. En entrant dans n’importe quelle ville européenne, vous rencontrerez : des lotissements de maisons aux façades identiques et alignés, des grandes zones commerciales, des grands ensembles d’habitations ou la verticalité et la compacité des bâtiments effraient et donnent le vertige, des échangeurs et une multiplicité de ronds-points pour enfin arriver dans le coeur de la ville; le centre ville historique qui étincelle par la sublime de son architecture.
Déjà dans les années 90, certains architectes tiraient la sonnette d’alarme sur « l’enlaidissement » et l’uniformisation de nos villes. C’est le cas par exemple de Bernard Huet, architecte, urbaniste mais surtout théoricien français, qui écrivit un plaidoyer « pour la banalité ou la quête du sublime en architecture » afin de replacer la singularité des villes au cœur des projets urbains.
A l’origine du sublime en architecture
Selon les époques, l’architecture n’a pas eu la même définition. Les premières définitions que nous avons de l’architecture viennent de Vitruve. Cet architecte romain, qui a vécu au 1er siècle avant JC, nous a légué un précieux traité « De architectura » dans lequel il définit l’architecture comme une science appliquée « qui embrasse une grande variété d’études et de connaissances ». L’architecture revêt, pour Vitruve, de l’art de bâtir, de la mécanique et doit respecter trois principes : Beauté (Venustas) , Fermeté (Firmitas) et Utilité (Utilitas). Au fil du temps, cette trinité de principes va perdurer mais les termes vont changer. Ce qui va grandement modifier le lien entre ville et architecture.
A L’ORIGINE DU SUBLIME EN ARCHITECTURE : lien entre ville et architecture
Le premier à réécrire les principes vitruvien est Leon Battista Alberti. Ce théoricien italien du XVème siècle a fait entrer l’architecture dans le domaine de la production artistique, de l’œuvre d’art comme « unicum », c’est-à-dire unique. Il nous apprend alors, selon ses trois principes : commoditas, firmitas, voluptas, que l’architecture est la fille de la ville. C’est dans la ville et c’est pour la ville que l’architecture est née. Les monuments sont chargés de signifier les valeurs de la collectivité. L’architecture devient réelle mais aussi symbolique. Elle acquiert une importance primordiale en tant qu’enjeu et démonstration du pouvoir. Cette conception de l’architecture comme œuvre d’art, objet signifiant d’un pouvoir, perdure encore de nos jours. C’est d’ailleurs pourquoi l’histoire de l’architecture ne retient des époques archaïques que les temples et les palais, c’est-à-dire les monuments, le sublime.
A L’ORIGINE DU SUBLIME EN ARCHITECTURE : LA CONTRADICTION ENTRE VILLE ET ARCHITECTURE
C’est là que naît une première contradiction entre ville et architecture. La ville est un fait collectif qui trouve sa réalité sur la continuité et la permanence dans le temps et l’espace. Alors que l’architecture relève d’une vision particulière et privée d’un individu liée aux éléments de son temps. Pour Alberti la cité idéale a un plan rationnel, avec des édifices régulièrement disposés de part et d’autre de rues larges et rectilignes. C’est typiquement le plan de nos centres villes européens.
Cette quête du sublime dans l’architecture devint moins importante à la fin du XIXème siècle. La révolution industrielle, l’exode rural, le début des sociétés de consommation, l’accroissement de la population, sont autant de changements qui viennent bouleverser les attentes architecturales. La fonctionnalité et la pérennité prévalent sur la forme et l’esthétisme. C’est la naissance du mouvement moderne.
A l’origine de la banalité en architecture : le mouvement moderne
Ce nom regroupe plusieurs écoles avec des styles, des techniques et des principes différents mais elles sont réunies autour d’une même idée : construire le monde de demain en tentant de résoudre la contradiction entre ville et architecture. Pour ce faire, les architectes du mouvement moderne ont assigné à l’architecture une nouvelle qualité : qui n’est plus l’œuvre de l’art mais l’objet technique produit par l’industrie.
A L’ORIGINE DE LA BANALITÉ EN ARCHITECTURE : UNE NOUVELLE ESTHéTIQUE
Grâce à des nouvelles techniques et des nouveaux matériaux (béton, acier, verre etc) le modèle traditionnel est abandonné pour donner place à une nouvelle esthétique, plus simple, plus rationnelle, plus neutre. L’utilisation du plan libre, rendu possible face aux structures poteaux-poutre, permet une plus grande liberté d’aménagement intérieur mais aussi extérieur. Les formes géométriques deviennent simples et les lignes pures apportent de la légèreté tout en rationalisant le plan de construction.
A L’ORIGINE DE LA BANALITÉ EN ARCHITECTURE : LA NEUTRALITé
Cette recherche de la neutralité, l’architecte Auguste Perret, qui a reconstruit le centre ville du Havre, le définit comme : la banalité. Avec son style sans ornement, Perret voulait rendre les constructions suffisantes aux besoins primaires. L’objectif était de réduire les coûts de construction pour arriver à une forme essentielle tout en optimisant la durabilité de l’ouvrage. L’aspect extérieur devant être simple pour être banal. C’est ce que l’architecte Martin Steinmann conceptualise comme la forme forte. L’idée est de concentrer le regard sur la forme et la qualité du détail comme l’élégance d’un poteau ou la couleur naturelle des matériaux. Les productions de l’architecte Le Corbusier en sont l’essence même dans le mouvement du brutalisme.
Ce mouvement de rationalité, se généralise avec le style international ou la prédominance est à la mise en valeur des volumes par des surfaces extérieures lisses et sans ornement. Le manque d’espace urbain imposait alors aux architectes une dimension de verticalité. C’est le début des villes grattes-ciel et de l’architecture high-tech.
Plaidoyer pour la banalité ou la quête du sublime
Pour Bernard Huet, cette nouvelle quête du sublime par la neutralité n’a pas eu l’effet escompté.
L’échec du mouvement moderne dans SA BAnalité sublime
Il estime que l’architecture du mouvement moderne est devenue une simple juxtaposition de bâtiments qui ne font pas partie de la ville mais qui se situent dans la ville. Les grands projets urbains de la fin des années 70 (comme la construction du grand Paris ou encore l’IBA de Berlin) sont, pour lui, vides de substances, ne sont qu’un simple collage d’objets architecturaux qui relèvent d’une profonde antipathie pour la ville.
En effet, pour lui le principal problème du mouvement moderne c’est que la ville est assujettie à l’architecture. Les architectes ne se sont pas conformés aux règles urbaines.
Et ils n’ont pas su trouver un équilibre entre qualité et quantité. Il est vrai que quand on considère l’architecture uniquement dans le champ de la production artistique, le seul critère qui prévaut est alors l’exceptionnalité. Le mouvement moderne a exalté le sublime de la banalité. Ce qui directement se heurte à la notion de quantité.
POUR UNE BANALITé DE CARACTère
Bernard Huet estime que l’objectif d’un projet urbain est de produire de la qualité tout en ayant une gestion du nombre. Et cette qualité du projet urbain passe avant tout par les espaces publics. En effet, selon l’architecte, les espaces publiques ont un effet multiplicateur sur la qualité du bâti, pouvant rendre une architecture médiocre comme sensationnelle. Mais pour que cela soit possible il faut que les architectes reconnaissent d’abord les prééminentes règles urbaines. L’objectif serait donc de penser les projets urbains comme un ensemble neutre, banal, qui partent de la ville et non comme un ensemble neutre qui viendrait s’intégrer à la ville.
Comme il le rappelle, le mouvement moderne a bien tenté de se construire autour de l’exaltation de la banalité. Bien que ce concept de banalité soit cyclique, redéfinit à chaque période de crise, le mouvement moderne à fait de la neutralité un langage vernaculaire, populaire, uniforme, vide de sens, presque laid. Il a généralisé la typologie de l’architecture, privilégié les déplacements en voiture rendant nos villes toutes comparables les unes aux autres. Pour Bernard Huet, le mouvement moderne à mis de côté la singularité du bâti, tant par la forme que par les matériaux utilisés.
PLAIDOYER POUR LA BANALITÉ OU LA QUÊTE DU SUBLIME
Aujourd’hui, dans nos paysages urbains, les constructions « banales » du mouvement moderne côtoient les constructions « sublimes» du passé. Preuve de la pérennité des unes et des autres. Peut-on dire que les unes sont plus sublimes que les autres ? Elles restent pour les deux types au moins monumentales bien que contradictoires.
Depuis les années 90 d’autres mouvements architecturaux ont vu le jour (tels que le nouvel urbanisme ou l’éco-urbanisme) pour tenter de rompre avec cette uniformisation. Mais on peut toujours constater une prééminence des grands projets urbains. Toujours plus haut, toujours plus exceptionnels et peu respectueux de leurs environnements , ils viennent péniblement s’intégrer au tissu urbain. La crise sanitaire qui nous touche de plein fouet va-t-elle, elle aussi, redéfinir notre perception de la banalité ? Va-t- elle replacer les singularités régionales et les matériaux locaux au coeur des projets urbains ?
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